LES MAINS D’UN HOMME LIBRE ?
Il ressentit soudain un sentiment de lassitude, une chape pesante s’insinuant peu à peu dans ses moindres pensées. Un instant, il observa sa main de vieillard avec attendrissement : c’était celle d’un homme libre, quelque peu décharnée, s’appuyant sur des feuillets griffonnés fébrilement. Les mots avérés dérisoires butaient sur des points de suspension…Les faits parlaient d’eux- mêmes tristement à sa mémoire.
La nuit enfantait le cauchemar : « l’aube avait honte de déplier leur linceul. Elle savait leur bravoure, devinait leurs larmes, et tremblait de les perdre. C’était une aube lointaine et sans âme et cependant, son évocation, aujourd’hui encore, tenait le vieillard éveillé dans cette nuit de toutes les réminiscences
Quelque chose d’étrange s’activait maintenant dans son for intérieur, l’angoisse avait surgi avec l’émotion, et son cœur s’emballait sur de multiples roulements de tambours. Allait-il abandonner là sa mission ? Pouvait-il s’arrêter là, précisément à l’instant où les armes allaient descendre froidement l’espérance dans leur regard. Il aurait voulu tout oublier, passer l’affaire sous silence, en imposer à sa conscience. C’était peine perdue, mission impossible.
Non ! Il ne souhaitait ni remonter le temps à la vitesse du son, ni fendre des milliers de kilomètres de brume jusqu’aux confins de cet hiver là. Une grande lassitude le retenait à l’heure d’actionner le pêne des verrous. La mémoire des choses s’inventait des entraves, se bouchait les oreilles, refusait de mettre ses pas dans ceux des condamnés et surtout de croiser leur regard ; regards sans haine, affamés de vie, des yeux grand ouverts comme une fin sans fin. Qui avait tort ? Ce n’était plus l’heure de peser l’idéal. Les hommes en vivent et en meurent.
Enfin, étant chacun à sa place, victimes et bourreaux face à face restaient interdits. Un oisillon voleta dans l’air impur et siffla l’insolence des mots quand l’officier hurla : « En joue ! Feu ! »
Ca, il aurait bien voulu ne jamais l’écrire : les regards sans haine, affamés de vie l’étouffaient. Alors le vieil homme n’y tenant plus empoigna son porte- plume, l’éleva bien haut, et l’abattit de toutes ses forces là où s’arrêtait son récit. La plume blessa le papier avec son encre noire giclant de toutes parts. Et là ! Ho, surprise ! Elle venait de dessiner un cœur où elle avait frappé… Au bord des larmes, il observait ses mains tremblantes avec attendrissement. Une question déjà lancinante s’insinua en lui : « Sont-elles les mains d’un homme libre ? »
Pierre WATTEBLED – le 22 novembre